Usual Suspects, ou comment répondre aux attentes avec une stratégie éditoriale

On parle souvent de l’art du discours et du sens de la rhétorique comme des meilleures armes pour convaincre… Mais à notre sens, la réponse est incomplète : les mots ne peuvent être efficaces que s’ils servent une stratégie bien construite. C’est particulièrement vrai pour une entreprise, ça l’est encore plus sur le web. Alors comment faire ? On vous donne quelques éléments de réponse avec Verbal Kint.

Qui ça ? Verbal Kint, le narrateur et personnage central du film Usual Suspects. Bon, le film a 25 ans, vous ne l’avez peut-être pas vu, alors on donnera juste les éléments de contexte suffisants pour illustrer notre propos, sans le moindre spoiler. Il faut simplement savoir que ce film, sorti en 1995, est devenu culte et a laissé un souvenir marquant à tous ses spectateurs (qu’ils l’aient aimé ou pas). Il a lancé la mode du film à twist, ces retournements de situation spectaculaires, et a pavé la voie pour Fight Club ou le 6e sens.

Le film repose sur la confrontation entre Verbal Kint, petit escroc boîteux, et l’agent spécial Kujan, au cours d’un interrogatoire qui vise à comprendre le déroulement d’un crime qui laisse une pelletée de morts derrière lui. Et accessoirement sur la désignation d’un responsable.

On peut voir le film comme un simple polar, c’est aussi une leçon sur la manière de construire un discours convaincant, et composer une véritable stratégie où chaque élément structure un ensemble au service de son objectif.

Sortir du lot pour être identifié

La base pour avoir une audience attentive, c’est d’être identifié comme quelqu’un qui a des choses à dire. C’est de montrer sa singularité, celle qui présuppose un point de vue original. Celle qui tend le fil à dérouler pour avoir une information intéressante.

Verbal commence par là : il se positionne comme une anomalie. Comme une personne qui n’a rien à faire au milieu de ces braqueurs chevronnés. Avec son allure chétive, ses tics et sa démarche boîteuse, il apparaît totalement inoffensif, presque apeuré par les enjeux.

Kujan le perçoit, il comprend que s’il veut obtenir la vérité, s’il veut savoir ce qui s’est passé, il peut mettre la pression sur le maillon faible du groupe, plutôt que de perdre son temps en enquêtant sur des criminels endurcis et aguerris.

Il mise donc sur Verbal, et le laisse dérouler son propos, avec cette phrase qui formule clairement son attente : « Convince me ». La parole est donnée, Verbal n’a plus qu’à construire son récit pour apporter à son auditeur ce qu’il veut. Et s’en servir pour ses propres intérêts.

L’installation du web dans les usages quotidiens a signé l’avènement d’une économie de l’attention, où ceux qui remportent la mise sont ceux qui parviennent à accrocher un intérêt initial sur lequel ils pourront miser. Et le meilleur moyen de susciter cet intérêt, c’est de comprendre quels sont les besoins de son interlocuteur. D’explorer en profondeur les attentes de son audience.

C’est la base nécessaire pour construire efficacement son récit et créer la tension nécessaire pour progresser vers ses objectifs.

Structurer son récit pour retenir l’attention

L’attention est volatile, c’est un fait avéré, qui se manifeste de manière encore plus implacable sur le web. Alors pour préserver l’intérêt de son audience, ça peut être une bonne idée de dire les bonnes choses dans le bon tempo, d’anticiper les moments de tension, les moments de creux, pour délivrer les relances et les points d’accroche le plus judicieusement possible. De construire une progression, pour apporter une solution.

La solution est le pont d’orgue, le cap à atteindre. Elle ne doit pas apparaître trop tôt, mais elle doit se laisser envisager, se dessiner dès le départ pour donner envie de l’atteindre.

C’est précisément ce qui fait la force du film Usual Suspects. Sa progression, sa mécanique et sa précision. Rien n’est laissé au hasard, et les actes successifs se déroulent sans temps mort.

La structure à base de flash-backs, qui apportent chacun un éclairage supplémentaire sur la situation, sert la narration en donnant envie au spectateur de rassembler les pièces du puzzle qu’on lui distribue au fur et à mesure.

Les mêmes éléments se retrouvent tour à tour dans des récits successifs, qui construisent un univers cohérent. Une construction formelle dans laquelle on peut se repérer, identifier ce qu’on peut y trouver, et le mettre en relation avec ce qu’on vient chercher.

Le film réussit aussi à amener de l’originalité et de l’authenticité dans un cadre générique. Il préserve les repères du spectateur avec un certain nombre de clichés, pour mieux s’en détourner plus tard. Quand il dresse les portraits de ses acolytes, Verbal renvoie à des stéréotypes, voire des poncifs du monde du banditisme. Il installe un cadre familier, avant de l’enrichir intelligemment.

La même logique peut s’appliquer efficacement à une stratégie éditoriale : construire un environnement dans lequel son audience se sent à l’aise, avant de l’amener progressivement vers des éléments spécifiques qui enrichissent le point de vue.

Jouer avec les détails pour susciter l’adhésion

En effet, le cadre général ne suffit pas. L’attention se nourrit de rythmique et de familiarité, mais l’adhésion se gagne avec de l’identification et de la mythologie.

Verbal Kint l’a bien compris, et alimente son propos d’éléments très précis. Il absorbe également tous les éléments présents dans le bureau de Kujan pour donner plus de substance et de relief à sa narration avec du détail. Il ajoute de la spécificité pour consolider la cohérence de son récit, et renforcer son potentiel d’adhésion.

Mais surtout, il entretient le mystère et le suspense quant à la conclusion de son récit en mobilisant les sentiments de son interlocuteur. En décrivant une figure d’antagoniste aux dimensions mythologiques. En dressant un portrait qui éveille la crainte, l’horreur mais aussi la curiosité… et pour un policier, l’envie d’être celui qui arrête cet ennemi comparé au diable en personne.

Cette mythologie, c’est celle de Keyser Söze, devenue une référence dans la culture populaire bien au-delà du film. En plus de décrire les méfaits, l’omniprésence et la cruauté de Keyser Söze, Verbal incarne et manifeste la crainte qu’il lui inspire à grand renfort de tremblements, de regards larmoyants et de punchlines. Il construit un ennemi contre lequel il est impossible de lutter. Un ennemi que Kujan rêve donc de vaincre.

Développer des éléments de mythologie, c’est s’appuyer sur des histoires fortes, réveiller des sentiments contradictoires et complexes, renforcer la portée de son discours avec des détails, des objets, des références auxquelles la majorité pourra se raccrocher, mais qui évoquera quelque chose de différent pour chaque personne. Qui rappellera à chacun ses motivations, ses souvenirs, ses objectifs, ses rêves.

Répondre aux attentes pour convaincre

Tous ces éléments sont les vecteurs d’un même message : ce discours, ces contenus, cette ligne éditoriale, sont conçus pour apporter une forme de satisfaction.

Dans Usual Suspects, Verbal livre le coupable idéal. Le portrait rêvé, attendu par Kujan. Ce dernier accepte comme vérité ce qui correspond à son besoin, ce qui vient mettre en valeur ses intuitions, ce qui le valorise, ce qui le met en lumière en tant que personne.

Verbal ne fait que répondre à ses attentes. Il construit patiemment un discours cohérent qui créé suffisamment de tension pour que sa conclusion soit accueillie avec satisfaction comme la solution à son problème.

Il trouve même le moyen de citer Baudelaire au milieu de son discours sans que Kujan ne fasse le parallèle avec le récit qu’il est en train d’écouter : « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ». Kujan ne voit pas que Kint sert aussi ses propres intérêts.

C’est bien là le sens de la construction d’une stratégie éditoriale pour une entreprise : satisfaire les intérêts des deux côtés. Sans être une ruse visant à dissimuler le diable, une stratégie éditoriale bien conçue sert à faire oublier que le récit se place dans une démarche commerciale. A rendre moins évidents les ressorts d’un argumentaire de vente.

Une audience attend autant d’être convaincue que d’être séduite et valorisée. En la guidant sur des voies qu’elle jugera pertinentes, vraisemblables et ajustées aussi bien à ses besoins pratiques qu’à ses attentes personnelles, le contact peut s’établir.

On espère surtout que les effets de votre stratégie éditoriale viseront à établir une relation de confiance durable avec vos interlocuteurs !