Bring the magic : le Joker et ses multiples légendes

Le meilleur ennemi de Batman est l’archétype du personnage chaotique. Il continue d’entretenir sa complexité à travers de multiples histoires qui construisent sa légende et son statut d’antagoniste culte. Mais au fond, on sait ce qui se cache derrière le Joker. 

Les origines du mal

Pour construire un bon personnage, il y a d’abord un récit. Et comme pour mieux brouiller les pistes, les origines du Joker, ses délires et ses crimes se racontent en plusieurs versions. 

Qui est finalement le Joker ? L’incarnation moderne de Gwynplaine, l’homme qui rit de Victor Hugo, défiguré par des cicatrices qui dessinent un sourire perturbant et provoquent le malaise ?

Un gangster sans pitié, tueur des parents de Bruce Wayne, tombé dans une cuve d’acide des usines Axis Chemicals, comme dans le Batman de Tim Burton ? 

Un criminel manipulateur et cruel, instigateur d’une relation abusive avec Harley Quinn, comme dans la série animée ? 

Ou carrément un empereur omnipotent et tortionnaire, qui prend plaisir à tuer Batman de la manière la plus sale qui soit, et s’amuse à le ressusciter pour pouvoir le tuer à nouveau, comme dans Batman : the brave and the bold

Malgré la variété de ces histoires, certaines constantes se dessinent pour donner de l’épaisseur au personnage : il aime inspirer la peur, délier les langues et voir les gens s’affoler. Il adore se rendre diabolique et être le meilleur à ce petit jeu. Le joker se fout de nous, de lui-même et de tout le monde : il adore admirer les cataclysmes déferler. Spécialement quand il en est à l’initiative, et que cette folie détruit des environnements propices à la paix et à l’ordre. Il vénère le chaos pour le chaos, comme l’a bien saisi Heath Ledger dans son interprétation. 

C’est le genre de personne à rire de la mort, à regarder une scène sanglante avec un sourire en coin ou à applaudir s’il voit quelqu’un se défenestrer. Mais derrière cette attitude de timbré, derrière le maquillage et le sourire pervers, il y a bien plus. 

L’inscription dans le réel

Parce qu’il y a la possibilité d’ancrer la construction du Joker dans le réel. De partir du postulat qu’il suffit d’une mauvaise journée. Que la folie est là, en chacun de nous, et attend un élément déclencheur.

C’est le Joker d’Alan Moore, celui raconté dans The Killing Joke. Et c’est aussi sa version la plus récente, celle du film de Todd Phillips. Où le Joker naît d’un simple mec perdu, qui éclate de rire compulsivement à cause d’un trouble neurologique, victime permanente d’un monde qui passe son temps à l’humilier. Jusqu’à la fois de trop.  

On ne saurait pas dire dans quelle histoire le Joker est le plus fascinant (même si on sait celle dans laquelle il l’est le moins^^), mais on constate qu’elles fonctionnent toutes et parviennent à construire un ensemble cohérent, malgré des récits totalement différents. 

Et on finit par comprendre ce qui se cache réellement derrière le Joker. 

Le coeur du storytelling

Derrière le Joker, il y a la clé du storytelling. Il y a l’élément central qui détermine le succès d’une histoire. Il y a une leçon pour tous les professionnels de la communication, tous ceux à qui on a dit qu’il fallait raconter plutôt qu’expliquer. 

Cette leçon, c’est que la force d’une histoire ne réside pas dans les évènements qu’elle décrit, ni dans ses rebondissements, encore moins dans ce qu’elle a de sensationnel ou de spectaculaire. 

La force d’une histoire dépend de la consistance de ses personnages. De leur pouvoir évocateur, de ce qu’ils réveillent d’universel, de leur aura, de leur façon de marquer les mémoires collectives et de devenir des points de référence. 

Le Joker en est le meilleur exemple : c’est de loin le personnage de méchant le plus identifiable, le plus iconique, celui qui porte avec lui ses propres couleurs et sa propre attitude. Dans chacune des histoires où il apparaît, il éclipse totalement Batman, le faisant apparaître totalement fade en comparaison. 

Et peu importe le récit qu’on construit autour de lui, peu importe ses multiples légendes : elles fonctionnent toutes car elles aboutissent au même personnage culte. 

A l’inverse, si le personnage est inconsistant, on pourra construire autour de lui toutes les histoires qu’on veut, il n’en restera rien d’autre qu’un vague sentiment de perte de temps. 

Stephen King l’a bien compris, et doit son succès au fait que les évènements surnaturels présents dans son oeuvre ne surgissent que pour révéler des caractères et des parcours personnels forts. 

Le coeur du storytelling ne réside pas dans le mot « story » : pour construire une légende, il faut qu’elle s’incarne dans un personnage à sa mesure.